lundi 6 janvier 2014

BATAILLE DE QUENELLES ET D'ANDOUILLES : RABELAIS REVISITE



 


Difficile d’ignorer la campagne d’invectives et d’intimidation qui depuis maintenant quelques semaines s’est abattue avec une synchronie surprenante (…) sur l’humoriste Dieudonné. Les sorties du sinistre de l’intérieur, chef d’orchestre particulièrement inquiétant de ce concerto déprimant pour les libertés individuelles, les tribunes effarantes que l’on peut lire ici ou là dans des publications (le nouvel observateur, libération, rue 89, Le monde, le Huffington post…) que l’on pensait sans doute à tort au-delà de ce type d’emballement, les raccourcis, approximations, poncifs, le catéchisme méprisant et les rappels à l’ordre quasi policier, qui s’y donnent à lire sur le mode de la panique morale et de l’état d’urgence offrent le visage d’une gauche prête pour un tournant autoritaire que je ne lui connaissais pas. Je n’ignore rien des griefs, - je les partage en partie - qui sont faits à Dieudonné ( obsession maladive des juifs et/ou sionistes, sympathies douteuses avec l’extrême droite en France et avec des régimes autoritaires, complaisance à l’égard d‘un Faurisson et disqualification des historiens supposés appartenir au camp des « vainqueurs » ( !!?) …), mais puisque le procès à charge est puissamment mené par l’ensemble des medias et de la classe politique, je souhaiterais ici défendre l’artiste populaire, le saltimbanque qui tutoie les abimes, et interroger cette « affaire » dans une perspective esthétique et politique plus large : l’affaire « dieudonné »  m'interpelle d’abord parce qu’un ministre de l’intérieur, qui plus est dans un gouvernement de gauche, s’improvise ministre de l’humour et des arts du spectacle comme au bon vieux temps de l’ORTF. Elle interpelle doublement quand on voit le rôle joué par la presse officielle pour accompagner cette mise au pas policière ; quelle valeur accordée à une presse prétendument libre et indépendante quand celle-ci reprend exactement les mêmes éléments de langage qu’un rapport des renseignements généraux sans en interroger ni la pertinence ni la validité. Flics et curés à la fois...  Cette alliance inattendue du ministre de l’intérieur et des grands titres de la presse, trahit sans doute une mutation irréversible qui déconcentre le pouvoir et inquiète leurs propriétaires actuels : la presse papier (comme la télévision d’ailleurs) perd peu à peu son monopole de prescription (normes, valeurs) et de formation de l’opinion au profit d’un nouveau monde numérique, ouvert, concurrentiel, riche en offre, sans barrières ni frontières, ni hiérarchies, l'horizontalité paradisiaque… C’est dans cette quatrième dimension promise à un grand avenir que Dieudonné et Alain Soral ont construit leur succès.  Ils n’ont jamais eu besoin des unes de Libération ni du Nouvel Obs, et de manière générale d'une presse qui a de son côté visiblement toujours plus besoin de la bienveillance de la puissance publique. Enfin, puisque la ligne Godwin a été franchie depuis bien longtemps, il faudra admettre que la dramatisation de l’affaire à travers une campagne de « nazification » ubuesque ( d'abord la « quenelle », puis l’humoriste et bientôt son public), n’aide en aucune façon à comprendre la montée d’une mouvance « rouge/brune » dont Dieudonné serait en quelque sorte l’alibi artistique. Elle devrait plutôt interroger la gauche intellectuelle et politique sur ses paradoxes désormais intenables : ses mentors, bavards impénitents, ne représentent plus qu’une caste d’anciens combattants ayant réussi une brillante carrière mais ils forment aujourd'hui une bureaucratie rentière (le vieux monde !) qui parle au nom de classes et d’individus qui leur échappent ou les fuient ! Surnuméraires à tous les postes de décision et à tous les organes d’un pouvoir symbolique déclinant, ils ne cessent de maudire un ascenseur social en panne alors qu’ils contribuent largement à le gripper, par le monopole de leurs nuisances, en suscitant toujours plus de frustrations, de colère chez les nouveaux outsiders dont la révolte prend désormais des formes diversifiées autant qu’imprévisibles : islamisme radical, luttes identitaires, jacqueries, renouveau nationaliste, carrière par et dans la délinquance, surinvestissement de la question palestinienne comme un miroir déformant de leur propre condition dans la société française… Actualité du Soulèvement de la jeunesse donc car l’antiracisme œcuménique comme os à ranger pour les « classes quenelleuses/classes dangereuses », ça ne fonctionne plus… Le parti socialiste n’est pas un parti de révoltés, c’est presque un parti de retraités et c'est le pouvoir en place ! Le changement ne saurait passer par lui, je suis le premier à le déplorer. Les marges sont porteuses d'une radicalité nouvelle, sans enracinement politique, hors des médiations traditionnelles (partis, associations), dépourvues des références usuelles (quel est l'âge moyen du lectorat du Nouvel Obs et celui des quenellistes facétieux ?), elle électrise une jeunesse que les mots d'ordre d'hier et les injonctions professorales n'impressionnent plus, elle irradie via une culture urbaine et populaire une négativité en quête de dialectique. A quand les prochaines émeutes ?
Enfin point éthique, à l’invective, à l’indignation morale je préfère la discussion, et la nuance aussi dans l’appréciation des hommes et des femmes, et la justice ; j’évoquerai à ce propos plus en détails deux faits significatifs : l’enquête dirigée par Maurice Lemaître et publiée dans le libertaire en 1950 sur Céline Que pensez vous du procès Céline ? et la rencontre d’Isidore Isou et de Maurice Bardèche autour de son Histoire du cinéma telle que le théoricien du Soulèvement de la Jeunesse la relate dans son livre Contre l’Internationale situationniste. Dialogue avec Céline et Bardèche, malgré leur antisémitisme ? A suivre donc dans des posts prochains…


Je rappellerai brièvement les faits, ils sont connus ; depuis 2003 et un sketch assez calamiteux dont le personnage était un colon israélien, l’humoriste Dieudonné a été mis au ban de toutes les instances médiatiques et culturelles du pays, il est depuis  persona non grata par excellence, un « véritable suicidé de la société » qui pourtant presque arrivé à la consécration s’est hélas compromis maladroitement dans le scabreux et le douteux (soupçon d’antisémitisme), verdict immédiat de ses pairs effrayés Ferme là à tout jamais !  Le petit monde des arts du spectacle l’a aussitôt condamné, des marquis plus médiocres et des valets patentés ont rivalisé d’indignation et de trémolos courroucés :  la cours a ses mesquineries, ses bassesses, parfois ses grandeurs mais toujours son étiquette que jamais il ne faut froisser. Même mort ce banni de la société du spectacle ne devait plus jamais faire de poussière… Amen. De temps à autre certains de ses anciens camarades évoquaient l’artiste talentueux qu’il avait pu être avant de se fourvoyer dans la « haine », dans des fréquentations douteuses, des causes maudites et démoniaques, comme on évoque un défunt ; il avait désormais rejoint les poubelles de l’histoire, l’underground infréquentable et ses arrière-cours « nauséabondes » peuplées de losers, de ratés et d’intermittents de la révolte, de réprouvés, de parias, d’indésirables, de pestiférés dont la langue ne sied guère à la bienséance petite bourgeoise et au bon goût des pages culturelles de Télérama.
 Il y a pourtant dans son histoire une puissance romanesque et théâtrale qui crève les yeux : c’est Ulysse qui après avoir erré de galères en galères sur des mers particulièrement déchaînées, rejoint enfin la terre promise (cette reconnaissance  par un public toujours plus important qui  vient comme une réhabilitation, une sortie de l’indignité), c’est Edmond Dantés arraché tragiquement à son bonheur et  qui du fond de son cachot ressasse ses blessures et prépare pourtant sa revanche ; c’est aussi un personnage qui semble sorti tout droit de la Comédie Humaine, une sorte de Jean-Jacques Bixiou des temps post-modernes, et un observateur balzacien particulièrement averti ; ses spectacles inventorient les lignes de fracture d’une société abimée, il cherchent à brosser le portrait d’une mécanique sociale qui offre à tout instant un démenti aux grands principes qui la fondent (deux poids, deux mesures, le mineur et le majeur, le noble et l’ignoble, maîtres et valets, grandeurs et servitudes...), la leçon de Molière n’est pas loin « divertir et instruire » mais lui procède par le détail, le pittoresque pour arracher, dans un geste de sublime misanthropie désinvolte,  les masques et les fars, et débusquer ainsi les précieux, les tartuffes, les dévots, les clercs prétentieux… ; il y aussi du chroniqueur dans ses sketchs, au sens où Céline justement se voulait le chroniqueur de son temps plus qu’un romancier, il sème le sel de la polémique sur les plaies encore vives de l’histoire, défie les totems et les tabous, se rit des dieux et de leurs légions incrédules ;  quel est le style de ce temps, quelles sont ses  passions et ses haines, ses grandeurs, ses misères, ses cruautés ? Céline souhaitait un style « jazzé », Dieudonné cherche à habiller la grande comédie contemporaine d'une "petite musique" entêtante, un humour ravageur qui ajouté à la désormais universelle quenelle signifie résistance et insoumission par la puissance d'une dérision potache décomplexée et sans limite. Le provocateur confond les imposteurs, les poseurs et les postures, les oblige à montrer au grand jour leur vrai visage et leur fonction dans ce grand jeu de dupes : tel comique officiel qui brille au panthéon de l'impertinence réglementée et se présente comme un "opposant" en raison de son éviction de Radio France sous Nicolas Sarkozy valide aujourd'hui les propos du sinistre de l'intérieur, en appelle à la responsabilité de tous et exige lui-aussi tout bonnement l'interdiction des spectacles d'un si remarquable concurrent. Craint-il de pointer à son tour à Pole Emploi ? Tel éditorialiste au Nouvel Obs, autrefois homme de gauche, s'étonne presque, en appelle à l'ordre et la sécurité comme un minable bourgeois calfeutré et tremblant dans son hôtel particulier à l'annonce du soulèvement des communards : mais que fait donc la police ? Son journal affiche en gros titres aujourd'hui "antisémitisme, racisme... LA HAINE" avec les photos de Soral, Zemmour et Dieudonné sur un fond noir... mais qui donc parmi nos contemporains a encore des raisons d'AIMER ce monde, celui du Nouvel Observateur, voilà bien une question que ces journalistes méritants devraient commencer par se poser....Mais revenons à notre ennemi public numéro 1... La galerie de ses personnages est impressionnante : travailleurs immigrés, membres d’un décoiffant club des racistes anonymes, secte du rien, apprentis terroristes, comique licencié, journalistes à la recherche de scoops violents, pygmées persécutés, professeur républicain totalement dépassé, conteur révisionniste en mode Alzheimer avancé, paranoïaques et complotistes au prise avec les tentacules de "L'empire", racistes de tout acabit qui se débattent dans leurs phobies… Tout un hors-champ de l’époque fait soudainement irruption, s’affiche en pleine lumière, l’inconscient d’une époque délirante qui ne cesse de neutraliser à grands renforts de censure et de police du verbe et de la pensée les cancers insatiables qui la dévorent. L’artiste n’oublie pas d’honorer ses contemporains, détracteurs et censeurs. Dans des joutes imaginaires Dieudonné les convoque un à un, les met tour à tour en question, en discussion et en accusation, grossit à dessein les propos jusqu’au grotesque, renvoie la politesse, s’arrête, reprend, commente l’interminable bavardage dont il est l’objet, endosse la posture du persécuté pour mieux en rire (« la section humoristique d’Al quaïda »), seul face à toutes les kabbales, toutes les attaques, comme s’il voulait par cette explication de texte toute en digressions, en piques et en quenelles provocatrices, révéler et relever un peu l’esprit de l'époque. Sans pathos, sans céder à la communion lacrymale, à la petite leçon de catéchisme édifiant et moralisateur (laissons cela à tous les autres salariés du rire). L’outrance et la caricature sont les registres a minima de ce pataphysicien, génial pour les uns et détestable pour les autres, qui revendique dans un plaidoyer pro domo intarissable la liberté de rire, de rire de tous, de tout, se nourrit de toute la « rumeur du monde » et de sa « comédie humaine » pour renverser, geste iconoclaste ultime, la table des lois et des valeurs dans une exubérance jubilatoire qui tient de Rabelais, de Jarry, du Grand Guignol et de Dada.
L’homme s’est révélé dans l’épreuve un formidable challenger, plus encore chassé du carré vip de l’humour officiel il en a profité pour abandonner la « vieillerie » comique qui hier encore lui assurait le succès, l’ouverture de toutes les portes, sa présence à toutes les émissions télévisées. Plus besoin de s’encombrer des tics et des tocs habituels, attendus, usés jusqu’à la corde qui donne ce comique bon teint, inoffensif, prévisible qui fait de vous l’invité parfait parce que finalement vous ne dérangez personne, Dieudonné a finalement donné toute la démesure de son talent quand il s’est trouvé ainsi libéré des contraintes de la profession ; rendu à la rue et à son bus, il a redécouvert une liberté d’écriture, sans obligation, ni sanction, et une évidence, à savoir la nature essentiellement transgressive et subversive de l’humour, leçon qui avait couté à André Breton l’interdiction de sa légendaire Anthologie de l’humour noir par la censure vichyste en 1940.
 Antisémite ? Insolent ? irrespectueux ? irrévérencieux ? fossoyeur de tabous ? Nauséabond ? glauque ? dégueulasse ? abject? inspiré ? brillant ? puissant ? étonnant ? révoltant ? scandaleux ? révolté? Bouffon ? et que sais-je encore, tout cela à la fois peut-être, je n'en sais rien, à chacun de se faire une opinion mais ce n'est certainement pas lui qui se tient aujourd'hui du côté obscur de la farce !


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