mercredi 15 juillet 2009

PETITES MISERES DE L'HISTOIRE LITTERAIRE



L'affaire Orelsan (rappeur qui s'est vu déprogrammé des Francofolies en raison d'une vidéo qui depuis plusieurs mois alimente la polémique) en ce joli mois de juillet prend un relief et une tournure inattendu après avoir échappé in extrémis à son éviction du Printemps de Bourges : En effet monsieur le Ministre de la Culture lui-même s'est exprimé pour soutenir Orelsan dans des termes qu'il m'est vraiment difficile de partager totalement. Retour sur les évènements : Orelsan jeune venu dans le rap hexagonal qui commence à être reconnu avec un premier album particulièrement remarqué et un buzz bien nourri, en véritable Pierrette du pot-au-lait postmoderne, s'est vu rattrapé par un cadavre oublié dans un placard : un vidéo-clip au texte chargé de frustration et de beaufitude à propos d'un adultère mal vécu.

La frustration sociale et existentielle dont la misogynie et le bling-bling (grosses, voitures, grandes maisons, gros seins) sont les conséquences les plus visibles constitue un exercice de style éculé, basique de la posture hip-hop en ses balbutiements infantiles ; cela peut servir de viatique pour un public peu exigeant, comme un service minimum quand
ni le talent ni l'originalité ne sont là pour marquer son propre territoire ; c'est un peu la version hardcore de Carla Bruni ou de Cherifa Luna : tout est affaire de style : il y a le style fleur-bleue niaiseux et aussi entre autres le style hétéro beauf qui n'est pas spécifique au Rap et dont le rock a largement abusé en sa courte histoire. Mais voilà ce cadavre délibérément enterré (puisqu'il ne reprend ce titre ni scène ni sur son album) lui revient en pleine ascension comme un boomerang (internet est de ce point de vue la plus efficace officine des renseignements généraux). Emballement généralisé, les associations féministes se mobilisent, le passage au Francofolies qui devait arriver comme un début de consécration est annulé, les défenseurs de la liberté d'expression se mobilisent à leur tour, les politiques s'en mèlent, le Ministre en charge de ces questions de leur emboiter le pas... So what ?

"Je ne vois rien de choquant ni de répréhensible dans la manière dont il chante et je trouve cette polémique, toute
cette controverse vraiment ridicule ; Rimbaud a écrit des choses bien plus virulentes et qui sont devenues des classiques » dixit notre Ministre.

Extrait de l'objet du scandale :


"Je vous ai vu vous jeter sur l'autre, il passai
t les mains sous ton pull pendant que tu l'embrassais Putain j'avais envie de vous tuer j'étais choqué j'croyais que tu étais différente des autres pétasses J'te déteste j'te hais J'déteste les petites putes genre Paris Hilton les meufs qui sucent des queues de la taille de celle de ''Lexington'' T'es juste bonne à te faire péter le rectum même si tu disais des trucs intelligents t'aurais l'air conne J'te déteste j'veux que tu crèves lentement j'veux que tu tombes enceinte et que tu perdes l'enfant Les histoires d'amour ça commence bien ça fini mal Avant je t'aimais maintenant j'rêve de voir imprimer de mes empreintes digitales Tu es juste une putain d'avaleuse de sabre, une sale catin Un sale tapin tout ces mots doux c'était que du baratin On s'tenait par la main on s'enlaçait on s'embrassait On verra comment tu fais la belle avec une jambe cassée On verra comment tu suces quand j'te déboiterai la mâchoire T'es juste une truie tu mérites ta place à l'abattoir T'es juste un démon déguisé en femme j'veux te voir briser en larme J'veux te voir rendre l'âme j'veux te voir retourner brûler dans les flammes »

Je comprends la posture du Ministre qui doit défendre les principes qui fondent sa politique culturelle mais que cela se fasse avec de réels arguments et des exemples pertinents : Monsieur le Ministre il n'y a pas de ressentiment et de frustration ni de violence d'ailleurs chez Rimbaud (pas de petite copine ou surtout de petit copains à massacrer, désolé !), c'est le désir à son plein midi (et non son plein minuit !), ce qui permettait à un Etiemble d'expédier le "cas Rimbaud" comme un crise d'adolescence qui aurait emprunté les mots pour se signaler à l'attention de ses contemporains ; la violence est bien plus chez Sade mais elle ne se solutionne pas dans une misère du beauf cocufié, elle déborde jubilatoire par tous les orifices des camisoles de la prohibition ou de la permission. Ce qui est violent et transgressif chez Rimbaud, et a fortiori "virulent", ce n'est pas l'esbroufe pour effrayer le bourgeois (pauvre Gaspard Noé qui a offert Monica Belluci "littéralement et dans tous les sens" au Festival de Cannes et a tous les écrans de la société "spectaculaire et marchande"), c'est la violence qu'il exerce contre lui même en un voyage sans précédent dans la poésie moderne, des exercices parnassiens appliqués, de l'académisme du Bateau Ivre jusqu'aux révolutionnaires Illuminations. La violence réelle fut le seul fait de Verlaine qui désespéré par la rupture vint avec un flingue pour dire adieu à un amant révolu. Pour le reste Mallarmé avait vu juste « il n'est d'explosion qu'un livre ». Le texte d'Orelsan est de ce point de vue d'une platitude affligeante ; tous les lieux communs du mâle frustré se retrouvent (l'association femme/démon, ambivalence amour/haine, le fantasme anal comme forme ultime du mépris, identification femme/truie) quelques métaphores (« avaler des sabres » plutôt que « tailler des pipes ») ne parviennent pas à relever le niveau de ce florilège indigent. Je suppose qu'il doit adorer sa maman. Ce n'est pas là une femme qui est maltraitée ici mais le sujet (l'adultère et la jalousie) ! Non décidément Orelsan n'est pas Rimbaud dont je ne peux m'empêcher de donner ici un extrait afin d'acter sa "virulence" :


« O mon bien ! O mon beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! Chevalet féérique ! Hourra pour l'œuvre inouïe
et pour le corps merveilleux, pour la première fois ! Cela commença par le rire des enfants, cela finira par eux. Ce poison va rester dans toutes nos veines même quand la fanfare tournant, nous serons rendus à l'ancienne inharmonie. O maintenant nous si digne de ces tortures ! Rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme crées : cette promesse, cette démence ! L'élégance, la science, la violence ! On nous a promis d'enterrer dans l'ombre l'arbre du bien et du mal, de dé porter les honnêtetés tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour. Cela commença par quelques dégoût et cela finit – ne pouvant nous saisir sur le champ de cette éternité – cela finit par une débandade de parfums" (Matinée d'ivresse)



Voilà qui nous emmène très loin du gentil Dormeur du val et d'Orelsan... Mais justement revenons-y ! Considérer que le premier venu a vocation a faire date et histoire parce qu'il bouscule un politiquement correct bien établi, un consensus intellectuel, c'est considérer que Eric Zémour ou Jean Marie Lepen, pour ne pas parler de Georges Frêche, sont des francs tireurs de la pensée ! Ce n'est donc pas ce niveau que doit se situer le débat
mais ailleurs dans le devenir social des productions artistiques et intellectuelles dont l'histoire récente offre quelques exemples hautement significatifs. Les démêlées judiciaires du groupe La Rumeur s'inscrivaient ainsi dans un schéma somme toute classique (plainte pour diffamation initiée par le Ministère de l'intérieur), il n'en avait pas été de même dans le cas du roman Rose bonbon (roman vaguement amusant dont le personnage principal est un pédophile) qui s'était vu pris sous les feux et les foudres d'une opinion public interloquée mais surtout d'associations très actives en matière médiatique. Malgré sa nature fictive le roman peinait à se défendre et se trouvait enrôlé dans une suspicion de justification et de promotion de la pédophilie devant laquelle les tenants de l'ordre et des bonnes moeurs se devaient de réagir (ils sont rarement de bons lecteurs) ! Mais le hip-hop a grillé cette marge là, c'est bien là sa limite : le rappeur débutant fonde sa crédibilité sur "l'authenticité', le "réel", « la vraie vie » là une démarche artistique revenue du romantisme juvénile pose comme préalable la nécessaire distanciation pour interroger, expérimenter et inventer. On veut du créatif mais dilué dans le social et le sociétal, dans l'anecdote personnelle, comme une preuve, un témoignage, voire un engagement, une position, un marquage. D'où mise en retrait du travail artistique (sur lequel une Missy Elliott aux USA a tout misé justement pour gagner crédibilité et respect face aux « poseurs » qui encombraient le paysage du rap américain) au profit d'une lecture au premier degré devenue seule clef d'approche... Ouïe ! Aïe !

Anecdote personnelle : en 2002 j'étais au Batofar voir Whitehouse par curiosité et aussi goût des expériences sonores extrêmes : le spectacle était tout à la fois sur scène et dans la salle, un mur du son et hostilité sans savoir si ceux qui s'évertuaient à court-circuiter le concert le faisaient pas militantisme crétin (« non aux fachos », ce que whitehouse n'est pas !) au par provocation (le très controversé écrivain pornographe Peter Sotos était de la partie, la bête noire des féministes) ; à un moment un enragé a
réussi à couper l'alimentation, quelques réactions du public se sont faites alors entendre ; je me souviens d'un type à côté de moi qui a alors hurlé quelque chose comme "l'apologie du viol... vous avez vraiment rien compris à la vie". Évidemment, ceux qui avaient dédicacé leurs bruits blancs à Peter Kurten ou Ted Bundy ont toujours suscité rejet et incompréhension, mais la question n'était pas là, show must go on ! in fine c'est l'évènement comme expérience artistique (dont l'agressivité du public est une composante ) qui doit avoir le dernier mot et non l'argutie de tel ou tel lobby, la défense et la promotion telle ou telle posture intellectuelle. Rien de plus soporifique que tous ces artistes "engagés et concernés" par toutes les causes sauf celle de l'art. William Bennett a remis en route la machine infernale et sous les sifflets, les bouteilles et mégots a mené jusqu'à son terme la performance. Whitehouse n'a jamais eu de message à délivrer en vue d'édifier le public.

Mais les temps changent... Et dans son ouvrage La crise de l'art contemporain, Yves Michaud note bien la singularité de l'époque dans ses rapports conflictuels avec la sphère artistiques : l'émergence d'une société civile sur le modèle libéral indépendante de la tutelle étatique et de ses instances aboutit à des situations et des confrontations nouvelles : telle manifestation artistique est désormais contestée non par la censure étatique ou la morale "bourgeoise" (schéma désormais obsolète) mais par des groupes d'intérêt et de pression très divers, autonomes et très actifs dans l'espace médiatique au sein desquels la question du statut de la création artistique se trouve à nouveau posée et bousculée ( minorités, féministes, mais aussi les associations de défense de l'enfance dont les interventions comme à Bordeaux ont marqué un précédent puisque deux plaintes furent déposées contre deux commissaires d'exposition pour "diffusion d'image de mineur à caractère pornographique" dans une exposition où figuraient notamment Christian Boltanski et Annette Messager).

Ces lobbies en quête d'influence et d'hégémonie (qui ont malgré tout une légitimité dans l'espace public) font feu de tout bois et obéissent à une logique de concurrence qui donne souvent de savoureux paradoxes : verrait-on vraiment Fédéric Mitterand apporter son soutien à un grouspucle néo nazi (rock identitaire ou black métal ) appelant à « l'holocauste définitif », à la « purification » et à la « fierté blanche » sur fond de gros riffs de guitare saturée au nom de la liberté d'expression ? Ceux qui plaident pour cette sacro-sainte liberté d'expression (qu'ils confondent à tort avec la création) sont les premiers comme l'avait très bien noté feu Philippe Murray à demander sanctions, démission, instruction judiciaire et poursuite dès qu'un quidam se hasarde à penser et à parler hors de leur politiquement correct. Le malheureux Finkelkfraut a fait les frais de ce genre de chasse aux sorcières, c'est maintenant au tour d'Orlessan pour d'autres raisons, l'un pour "racisme", l'autre pour "sexisme".
Mais ni l'intelligence civique, ni l'intelligence artistique ne gagnent à cette confusion des genres. Gros plan sur le point aveugle de l'époque : les féministes et le Ministère de la culture et des Inrockuptibles se retrouvent ensemble pour communier dans la défense ou l'interdit de la liberté d'expression dans l'oubli actif de toute dimension artistique. Car cette liberté d'expression est un acquis autant pour l'artiste que pour le citoyen ordinaire que je suis ; la tour d'ivoire est une histoire désormais révolue, toute parole s'inscrit dans un espace social composé de sensibilités (de susceptibilités ?) qui ont elles aussi gagné leur autonomie et avec lesquelles elle entre en interaction, aujourd'hui bien plus qu'hier : le malaise vient que cette « liberté d'expression » est à géométrie variable : on défend Orelsan en invoquant les grands principes mais on était prêt hier à pétitionner contre Pascal Sevran pour quelques phrases imbéciles et racistes de son Journal. A quand de nouveaux comités de vigilance et de censure ; les USA ont bien une avance sur nous en ce domaine (Walt Disney en savait quelque chose, qui s'était vu attaqué par des groupes religieux pour le darwisnisme de son Fantasia) : j'imagine non sans mal les comités de toutes les bien-pensances obligées pour l'occasion de s'entendre : : Platon a-t-il évoqué les problèmes de la jeunesse des banlieues ? Non ? Forget it ! Objection : il y a les prémisses d'une pensée queer transgenre avec son hermaphrodite ! Certes, certes... on épurera Platon. Suivant ! Céline ! Non aux poubelles ! Antisémite, collabo, incurable hétérosexuel et surtout fumeur ! Écrivain génial accessoirement... Tout cela prêterait à rire s'il n'y avait pas derrière un réel pouvoir de nuisance et des effets inquiétants sur la création.

En effet, la remise en question des normes, l'expérience et la transgression des limités héritées ont servi de fil conducteur aux aventures individuelles et collectives les plus audacieuses de l'art moderne ; or aujourd'hui, plusieurs niveaux se télescopent brutalement : la société civile demande des comptes à l'artiste et à ses œuvres aux regard des groupes de pression, de leur prosélytisme et de leurs passions. Dans cette réduction à zéro du travail de l'art, rien ne distingue les formes et les gestes, : une chanson, une publicité, un extrait de film, un tableau, un poème, un éditorial... tout cela n'a de sens qu'à l'aune des centres d'intérêt défendus comme au bon vieux temps de jdanov où l'art en régime réaliste-socialiste devait être représentatif des préoccupations de la classe ouvrière et de son édification. On interpelle l'artiste sur la question des femmes, des animaux, du développement durable, de la banlieue, du conflit Israëlo-palestinien, de la politique de Nicolas Sarkozy et on lui demande de rendre de compte sur ces terrains là qui ne sont pas spécifiquement les siens au détriment de ce qui pourtant constitue dans l'espace public sa singularité. Le champ de l'art est désormais un champ de ruines que hantent les fantômes d'une modernité perdue.
Alors Orelsan n'est pas Rimbaud... ou pas encore ; et on lui souhaite d'ailleurs d'aller plus loin, de se départir des poncifs et clichés qui sont la révérence obligée dans un milieu hip-hop déjà bien encombré de médiocrités et qui ne brille guère par son avant-gardisme. Il devrait aussi lire Proust pour y voir comment la jalousie y est littérairement traitée (la grande classe...) mais aussi Olympe de Gouges et Virginie Despentes. C'est un mauvais procès qui lui est fait (un titre "incorrect" et tout le reste passe à la trappe) mais que dire de ses défenseurs, tout autant maladroits et confus que ses détracteurs. Et que dire d'un Ministre qui cite un auteur que visiblement il n'a pas lu ou compris.




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